Boërl & Kroff : la leçon de patience du Champagne le plus cher au monde

Les champagnes de la jeune maison Boërl & Kroff s’arrachent à prix d’or

< Article commandé par La Tribune, Novembre 2019 >

Il aura fallu attendre plusieurs décennies pour que deux amis d’enfance réalisent qu’ils partagent le rêve d’élaborer un Champagne. Le premier, Stéphane Sésé est l’un des pionniers français d’internet, le second, Patrick Sabaté, gérait l’entreprise familiale éponyme de bouchons de liège tout juste revendue. Les deux hommes, œnophiles confirmés, fantasment sur le champagne idéal, beau à l’intérieur comme à l’extérieur. Ils ont un objectif bien défini, peu importe les moyens à engager : s’entourer des meilleurs artisans pour confectionner le meilleur champagne du monde, comme un très grand vin blanc, vieilli longuement. Ils cherchent un vigneron qui pourrait donner vie à leur vision et se tournent vers Michel Drappier. « Des demandes comme cela, nous en avons plusieurs par an », remarque Michel Drappier avant de poursuivre « mais la leur était assez différente ». Le vigneron se révèle difficile à convaincre, mais accepte finalement le challenge. « Aujourd’hui encore, Michel Drappier parle de Boërl & Kroff comme si c’était quelqu’un d’autre qui le faisait ! Il croit que nous sommes un peu fous. Son nom est écrit sur les étiquettes, nous en sommes très fiers » s’amuse Stéphane Sésé. Un contrat sur cent ans est établi pour exploiter, selon les principes de la biodynamie, trois parcelles plantées de pinot noir couvrent 1,5 hectare de sols durs et calcaires de l’Aube.

Extrême exigence

Les baies sont soumises à un tri draconien : seules les plus parfaites sont retenues. Puis, le vin est élevé en foudres avant d’entamer un long vieillissement en bouteille. « Notre histoire est celle de deux copains qui ne se prennent pas au sérieux, mais qui veulent faire les choses sérieusement ; repousser les frontières pour atteindre l’excellence », remarque Stéphane Sésé. Pour que l’homme garde toujours contact avec le produit ; remuage, dégorgement et étiquetage sont faits à la main. « Ils y ont mis beaucoup de moyens. Il n’y a aucune limite pour la qualité des matières sèches comme du vin. Ils sont très exigeants et nous ont poussés à faire un vin sans concession, très abouti, très mûr, très tout ! De mon côté, j’ai pris cela très au sérieux » commente Michel Drappier. Le vin n’existe qu’en magnum ou en formats supérieurs. Seuls les millésimes stratosphériques voient naitre Boërl & Kroff, sa cuvée sœur, « B de Boërl & Kroff » le remplace les années jugées moins exceptionnelles. Il est clos d’un bouchon unique au monde. Plus épais que les bouchons habituels, il est constitué de cinq collets faits des meilleurs lièges du Portugal assemblés à la main et offre au vin un vieillissement ralenti. À lui seul, il coûte 11 euros. Il fallait bien cela, pour honorer l’excellence artisanale de la famille Sabaté, plus prestigieux fabricant de bouchons de l’histoire. « Au départ, nous ne destinions pas la marque au commerce, l’idée était de faire un vin pour nous. Mais nous l’avons fait goûter aux stars de l’industrie qui nous ont conseillé de le vendre. Ils nous disaient qu’on avait un ovni ! » se rappelle Stéphane Sésé. Les investissements colossaux des deux partenaires impliquent un champagne au prix public avoisinant 5000 euros le magnum, une coquette somme comparée au prix moyen d’une bouteille de champagne. Les deux partenaires font preuve de patience pour attendre leur premier millésime ; le 1995,  prêt au bout de treize ans. Le 1996 sortira avant lui, en 2007.

La mousse prend vite

À leur grande surprise, sans aucun effort de communication, quelques commandes arrivent déjà par le bouche-à-oreille des copains. Rapidement, le 1996 est vendu. Puis, tout s’accélère pour la jeune maison aux longs vieillissements alors qu’un journaliste américain publie un article impromptu au titre racoleur « La couronne du champagne le plus cher au monde change de tête », décrivant Boërl & Kroff comme le nouveau détenteur du titre. Le net s’emballe et l’article devient viral. À partir de là, la mousse prend rapidement. La maison apparaît dans le « How to spend it » du Financial Times, un magazine pour milliardaires en mal d’inspiration. La City de Londres célèbre la plus grosse cotation de son histoire, celle de la société Glencore, en trinquant au Boërl & Kroff. Lors d’une vente de flacons rares organisée par Christies à Hongkong, les ultra-riches, caves surpeuplées de vins somptueux, un peu blasés, se ruent sur la jeune maison dont tout le monde parle, lui faisant remporter la plus grosse enchère de 7000 euros le magnum. La production oscille entre 2500 et 3000 magnums distribués sur allocation et préparés minute au gré des commandes, pour ne pas perturber le vieillissement. Le succès est si grand que Stéphane Sésé rachète tout ce qu’il peut de Boërl & Kroff et de sa cuvée sœur 25 % plus chers qu’il les a vendus à ses distributeurs pour s’assurer que la grande restauration ne vienne pas à manquer. « La plus belle des choses dans cette aventure, c’est qu’elle m’a permis de faire le tour du monde et d’observer à quel point la France rayonne à l’étranger. C’est un épiphénomène, une toute petite maison, nous n’avons pas une démarche commerciale traditionnelle ; ce sont les gens qui viennent à nous, ce sont des rencontres avant tout » conclut Stéphane Sésé. Et cela n’a pas de prix.

Dégustation : Boërl & Kroff 1998

Nous avions été prévenus : ce champagne est un ovni ! La robe à la teinte prononcée d’or liquéfié donne une certaine idée de la densité du jus, le nez, extrêmement capiteux, s’ouvre sur des effluves qui rappellent celle d’un Puligny-Montrachet de plus de trente ans d’âge : abricot sec, miel, épices douces, beurre de cacahuète, notes grillées, moka. Un bouquet persistant et addictif que l’on retrouve encore démultiplié dans une bouche ultra-charismatique, très concentrée et dynamique, à la longueur interminable. Plusieurs heures après la dégustation, Boërl & Kroff hante encore le palais. Une composition de saveurs jusque là méconnue pour un champagne, qui marque à vie.

 

 

 

  • @gabriellevizzavona